par Louis Even
«L'Île des
naufragés» fut l'un des premiers écrits
par Louis Even, et demeure l'un des plus populaires pour faire
comprendre la création de l'argent. Il est disponible sous
forme de
circulaire de 8 pages (format tabloïd), que vous pouvez
commandez de
Vers Demain, en plusieurs langues: français, anglais,
espagnol,
italien, allemand, polonais, portugais.
1. Sauvés du naufrage
Une
explosion a détruit leur bateau. Chacun s'agrippait aux
premières
pièces flottantes qui lui tombaient sous la main. Cinq ont
fini par se
trouver réunis sur cette épave, que les flots
emportent à leur gré. Des
autres compagnons de naufrage, aucune nouvelle.
Depuis des heures, de longues
heures, ils scrutent l'horizon: quelque navire en voyage les
apercevrait-il? Leur radeau de fortune échouerait-il sur
quelque rivage
hospitalier?
Tout à coup, un cri
a retenti:
Terre! Terre là-bas, voyez! Justement dans la direction
où nous
poussent les vagues!
Et à mesure que se
dessine, en
effet, la ligne d'un rivage, les figures s'épanouissent. Ils
sont cinq:
François, le grand
et vigoureux
charpentier qui a le premier lancé le cri: Terre!
Paul, cultivateur; c'est lui
que vous voyez en avant, à gauche, à genoux, une
main à terre, l'autre
accrochée au piquet de l'épave;
Jacques,
spécialisé dans
l'élevage des animaux: c'est l'homme au pantalon
rayé qui, les genoux à
terre, regarde dans la direction indiquée;
Henri, l'agronome horticulteur,
un peu corpulent, assis sur une valise échappée
au naufrage;
Thomas, le prospecteur
minéralogiste, c'est le gaillard qui se tient debout en
arrière, avec
une main sur l'épaule du charpentier.
2. Une île
providentielle
Remettre les pieds sur une
terre ferme, c'est pour nos hommes un retour à la vie.
Une
fois séchés, réchauffés,
leur premier empressement est de faire
connaissance avec cette île où ils sont
jetés loin de la civilisation.
Cette île qu'ils baptisent L'Île des
Naufragés.
Une
rapide tournée comble leurs espoirs. L'île n'est
pas un désert aride.
Ils sont bien les seuls hommes à l'habiter actuellement.
Mais d'autres
ont dû y vivre avant eux, s'il faut en juger par les restes
de
troupeaux demi-sauvages qu'ils ont rencontrés ici et
là. Jacques,
l'éleveur, affirme qu'il pourra les améliorer et
en tirer un bon
rendement.
Quant
au sol de l'île, Paul le trouve en grande partie fort propice
à la
culture.
Henri
y a découvert des arbres fruitiers, dont il
espère pouvoir tirer grand
profit.
François
y a remarqué surtout les belles étendues
forestières, riches en bois de
toutes sortes: ce sera un jeu d'abattre des arbres et de construire des
abris pour la petite colonie.
Quant
à Thomas, le prospecteur, ce qui l'a
intéressé, c'est la partie la plus
rocheuse de l'île. Il y a noté plusieurs signes
indiquant un sous-sol
richement minéralisé. Malgré l'absence
d'outils perfectionnés, Thomas
se croit assez d'initiative et de débrouillardise pour
transformer le
minerai en métaux utiles.
Chacun
va donc pouvoir se livrer à ses occupations favorites pour
le bien de
tous. Tous sont unanimes à louer la Providence du
dénouement
relativement heureux d'une grande tragédie.
3. Les véritables
richesses
Et voilà nos hommes à
l'ouvrage. Les maisons et
des meubles sortent du travail du charpentier. Les premiers temps, on
s'est contenté de nourriture primitive. Mais
bientôt les champs
produisent et le laboureur a des récoltes.
A
mesure que les saisons succèdent aux saisons, le patrimoine
de l'île
s'enrichit. Il s'enrichit, non pas d'or ou de papier gravé,
mais des
véritables richesses: des choses qui nourrissent, qui
habillent, qui
logent, qui répondent à des besoins.
La
vie n'est pas toujours aussi douce qu'ils souhaiteraient. Il leur
manque bien des choses auxquelles ils étaient
habitués dans la
civilisation. Mais leur sort pourrait être beaucoup plus
triste.
D'ailleurs,
ils ont déjà connu des temps de crise au Canada.
Ils se rappellent les
privations subies, alors que des magasins étaient trop
pleins à dix pas
de leur porte. Au moins, dans l'Île des Naufragés,
personne ne les
condamne à voir pourrir sous leurs yeux des choses dont ils
ont besoin.
Puis les taxes sont inconnues. Les ventes par le shérif ne
sont pas à
craindre.
Si
le travail est dur parfois, au moins on a le droit de jouir des fruits
du travail.
Somme
toute, on exploite l'île en bénissant Dieu,
espérant qu'un jour on
pourra retrouver les parents et les amis, avec deux grands biens
conservés: la vie et la santé.
4. Un
inconvénient
majeur
Nos
hommes se réunissent souvent pour causer de leurs affaires.
Dans
le système économique très
simplifié qu'ils pratiquent, une chose les
taquine de plus en plus: ils n'ont aucune espèce de monnaie.
Le troc,
l'échange direct de produits contre produits, a ses
inconvénients. Les
produits à échanger ne sont pas toujours en face
l'un de l'autre en
même temps. Ainsi, du bois livré au cultivateur en
hiver ne pourra être
remboursé en légumes que dans six mois.
Parfois
aussi, c'est un gros article livré d'un coup par un des
hommes, et il
voudrait en retour différentes petites choses produites par
plusieurs
des autres hommes, à des époques
différentes.
Tout
cela complique les affaires. S'il y avait de l'argent dans la
circulation, chacun vendrait ses produits aux autres pour de l'argent.
Avec l'argent reçu, il achèterait des autres les
choses qu'il veut,
quand il les veut et qu'elles sont là.
Tous
s'entendent pour reconnaître la commodité que
serait un système
d'argent. Mais aucun d'eux ne sait comment en établir un.
Ils ont
appris à produire la vraie richesse, les choses. Mais ils ne
savent pas
faire les signes, l'argent.
Ils
ignorent comment l'argent commence, et comment le faire commencer quand
il n'y en a pas et qu'on décide ensemble d'en avoir... Bien
des hommes
instruits seraient sans doute aussi embarrassés; tous nos
gouvernements
l'ont bien été pendant dix années
avant la guerre. Seul, l'argent
manquait au pays, et le gouvernement restait paralysé devant
ce
problème.
5. Arrivée d'un
réfugié
Un
soir
que nos hommes, assis sur le rivage, ressassent ce problème
pour la
centième fois, ils voient soudain approcher une chaloupe
avironnée par
un seul homme.
On
s'empresse d'aider le nouveau naufragé. On lui offre les
premiers soins
et on cause. On apprend qu'il a lui aussi échappé
à un naufrage, dont
il est le seul survivant. Son nom: Martin Golden.
Heureux
d'avoir un compagnon de plus, nos cinq hommes l'accueillent avec
chaleur et lui font visiter la colonie.
—
«Quoique perdus loin du reste du monde, lui disent-ils, nous
ne sommes
pas trop à plaindre. La terre rend bien; la forêt
aussi. Une seule
chose nous manque: nous n'avons pas de monnaie pour faciliter les
échanges de nos produits.»
—
«Bénissez le hasard qui m'amène ici!
répond Martin. L'argent n'a pas de
mystère pour moi. Je suis un banquier, et je puis vous
installer en peu
de temps un système monétaire qui vous donnera
satisfaction.»
Un
banquier!... Un banquier!... Un ange venu tout droit du ciel n'aurait
pas inspiré plus de révérence.
N'est-on pas habitué, en pays civilisé,
à s'incliner devant les banquiers, qui contrôlent
les pulsations de la
finance?
6. Le dieu de la civilisation
—
«Monsieur Martin, puisque vous êtes banquier, vous
ne travaillerez pas
dans l'île. Vous allez seulement vous occuper de notre
argent.»
—
«Je m'en acquitterai avec la satisfaction, comme tout
banquier, de
forger la prospérité commune.»
—
«Monsieur Martin, on vous bâtira une demeure digne
de vous. En
attendant, peut-on vous installer dans l'édifice qui sert
à nos
réunions publiques?»
—
«Très bien, mes amis. Mais commençons
par décharger les effets de la
chaloupe que j'ai pu sauver dans le naufrage: une petite presse, du
papier et accessoires, et surtout un petit baril que vous traiterez
avec grand soin.»
On
décharge le tout. Le petit baril intrigue la
curiosité de nos braves
gens.
—
«Ce baril, déclare Martin, c'est un
trésor sans pareil. Il est plein
d'or!»
Plein
d'or! Cinq âmes faillirent s'échapper de cinq
corps. Le dieu de la
civilisation entré dans l'Ile des Naufragés. Le
dieu jaune, toujours
caché, mais puissant, terrible, dont la présence,
l'absence ou les
moindres caprices peuvent décider de la vie de 100 nations!
—
«De l'or! Monsieur Martin, vrai grand banquier! Recevez nos
hommages et
nos serments de fidélité.»
—
«De l'or pour tout un continent, mes amis. Mais ce n'est pas
de l'or
qui va circuler. Il faut cacher l'or: l'or est l'âme de tout
argent
sain. L'âme doit rester invisible. Je vous expliquerai tout
cela en
vous passant de l'argent.»
7. Un enterrement sans
témoin
Avant de se
séparer pour la nuit, Martin leur pose une
dernière question:
—
«Combien
vous faudrait-il d'argent dans l'île pour commencer, pour que
les
échanges marchent bien?»
On se
regarde. On consulte humblement Martin lui-même. Avec les
suggestions
du bienveillant banquier, on convient que 200 $ pour chacun paraissent
suffisants pour commencer. Rendez-vous fixé pour le
lendemain soir.
Les hommes
se retirent, échangent entre eux des réflexions
émues, se couchent
tard, ne s'endorment bien que vers le matin, après avoir
longtemps rêvé
d'or les yeux ouverts.
Martin,
lui, ne perd pas de temps. Il oublie sa fatigue pour ne penser
qu'à son
avenir de banquier. A la faveur du petit jour, il creuse un trou, y
roule son baril, le couvre de terre, le dissimule sous des touffes
d'herbe soigneusement placées, y transplante même
un petit arbuste pour
cacher toute trace.
Puis, il met
en œuvre sa petite presse, pour imprimer mille billets d'un
dollar. En
voyant les billets sortir, tout neufs, de sa presse, il songe en
lui-même:
—
«Comme ils
sont faciles à faire, ces billets! Ils tirent leur valeur
des produits
qu'ils vont servir à acheter. Sans produits, les billets ne
vaudraient
rien. Mes cinq naïfs de clients ne pensent pas à
cela. Ils croient que
c'est l'or qui garantit les piastres. Je les tiens par leur
ignorance!»
Le soir
venu, les cinq arrivent en courant près de Martin.
8. A qui l'argent frais fait?
Cinq
piles de billets étaient là, sur la table.
—
«Avant de
vous distribuer cet argent, dit le banquier, il faut s'entendre.
«L'argent
est basé sur l'or. L'or, placé dans la
voûte de ma banque, est à moi.
Donc, l'argent est à moi... Oh! ne soyez pas tristes. Je
vais vous
prêter cet argent, et vous l'emploierez à votre
gré. En attendant, je
ne vous charge que l'intérêt. Vu que l'argent est
rare dans l'île,
puisqu'il n'y en a pas du tout, je crois être raisonnable en
demandant
un petit intérêt de 8 pour cent seulement.
—
«En effet,
monsieur Martin, vous êtes très
généreux.
—
«Un
dernier point, mes amis. Les affaires sont les affaires, même
entre
grands amis. Avant de toucher son argent, chacun de vous va signer ce
document: c'est l'engagement par chacun de rembourser capital et
intérêts, sous peine de confiscation par moi de
ses propriétés. Oh! une
simple garantie. Je ne tiens pas du tout à jamais avoir vos
propriétés,
je me contente d'argent. Je suis sûr que vous garderez vos
biens et que
vous me rendrez l'argent.
—
«C'est
plein de bons sens, monsieur Martin. Nous allons redoubler d'ardeur au
travail et tout rembourser.»
—
«C'est
cela. Et revenez me voir chaque fois que vous avez des
problèmes. Le
banquier est le meilleur ami de tout le monde... Maintenant, voici
à
chacun ses deux cents dollars.»
Et nos cinq
hommes s'en vont ravis, les piastres plein les mains et plein la
tête.
9. Un problème
d'arithmétique
L'argent de
Martin a circulé dans l'île. Les
échanges se sont multipliés en se
simplifiant. Tout le monde se réjouit et salue Martin avec
respect et
gratitude.
Cependant,
le prospecteur, est inquiet. Ses produits sont encore sous terre. Il
n'a plus que quelques piastres en poche. Comment rembourser le banquier
à l'échéance qui vient?
Après
s'être
longtemps creusé la tête devant son
problème individuel, Thomas
l'aborde socialement:
«Considérant
la population entière de l'île, songe-t-il,
sommes-nous capables de
tenir nos engagements? Martin a fait une somme totale de 1000 $. Il
nous demande au total 1080 $. Quand même nous prendrions
ensemble tout
l'argent de l'île pour le lui porter, cela ferait 1000 pas
1080.
Personne n'a fait les 80 $ de plus. Nous faisons des choses, pas des
piastres. Martin pourra donc saisir toute l'île, parce que
tous
ensemble, nous ne pouvons rembourser capital et
intérêts.
«Si
ceux qui
sont capables remboursent pour eux-mêmes sans se soucier des
autres,
quelques-uns vont tomber tout de suite, quelques autres vont survivre.
Mais le tour des autres viendra et le banquier saisira tout. Il vaut
mieux s'unir tout de suite et régler cette affaire
socialement.»
Thomas n'a
pas de peine à convaincre les autres que Martin les a
dupés. On
s'entend pour un rendez-vous général chez le
banquier.